Chercheur en histoire de la philosophie et de la sociologie (Paris X Nanterre), l’auteur croise ces disciplines pour nous aider à comprendre les origines du néolibéralisme. Dépassant la seule dimension économique du phénomène, l’ambition est de nous éclairer sur les racines et les implications de cette conception de la modernité des sociétés occidentales. « Comment, dans quelles conditions, à travers quelles remises en cause, le discours utilitariste est-il parvenu à constituer l’image crédible d’une réalité humaine, morale et politique qui s’impose à nous ? » (Page 26). L’argumentation se décline alors en onze chapitres relativement concis et indépendants les uns des autres, ce qui, de mon point de vue, facilite la compréhension d’une analyse dense faisant appel à des champs universitaires nombreux et complémentaires à la fois.

Montrant l’étymologie mouvementée des notions d’« intérêt » et d’« utilité », l’auteur évoque une réhabilitation qui ne s’est pas faite d’un coup. L’introduction du purgatoire dans la religion catholique (à partir du 13ème siècle), une nouvelle mesure du temps par l’installation des horloges communales (14ème siècle) et la diffusion d’un nouvel éthos calqué sur les marchands des cités Etats en seront les premières étapes. L’arithmétique, les techniques d’assurance, de banque et de comptabilité ainsi qu’un certain souci du langage et de la culture constituent des aspects importants d’une morale qui tend à s’imposer comme représentation légitime à la Renaissance.

En conséquence de ces bouleversements, Ch. Laval rappelle que « le nouvel homme deviendra le comptable de sa vie, considérée comme une propriété individuelle » (page 47). Mais le discours sur l’intérêt trouvera surtout une caisse de résonance dans les relations que le pouvoir politique va entretenir avec une population connaissant une division croissante du travail. Raison d’Etat et intérêt privé sont intimement liés. Dès lors, la police économique se doit de guider, d’éduquer et de modérer parfois les intérêts individuels : ceci renvoie tout à la fois à l’interdépendance du prince et de ses sujets mais aussi au fait que « le calcul des intérêts est un principe d’intelligibilité de la conduite d’autrui » (page 62).

Cependant, tous ces développements supposent une déconnection entre la recherche du bonheur et une intervention divine. Et ce sera, paradoxalement, dans les critiques jansénistes du 17ème siècle que l’architecture féodale de la dette de l’homme envers Dieu – justifiant charité dans les actes et noblesse dans la structure sociale – sera durablement affectée. Analysant les célèbres maximes sur l’amour propre du moraliste La Rochefoucauld, l’auteur porte la conclusion : « la religion n’est ni suffisante, ni même nécessaire pour faire société » (page 104). Dans ce contexte, la fable de Mandeville arrive avec force provocation pour souligner à quel point toute société ne tire son confort et sa prospérité que des passions vicieuses des hommes, loin de toute moralité chrétienne.

Plus encore, Ch. Laval considère comme « un grand retournement » cette contribution à la « Querelle du luxe » qui partage les intellectuels du 18ème siècle, certains voyant – à la suite de Mandeville – le luxe comme la source de toute industrie et donc du travail donné aux pauvres. Le poème Mondain de Voltaire cristallisera cette apologie de la vie de plaisir et de la consommation pour elle-même. L’aspect normatif du discours économique s’en trouve renforcé. Puis, s’appuyant sur les thèses de Hobbes et de Locke, si « l’utile devient la règle », l’auteur rappelle que l’individu en tant qu’être de chair et de sang n’en demeure pas moins soumis l’arbitrage permanent entre peine et plaisir.

Désormais, tout reste à faire dans une champ intellectuel excluant toute considération morale et politique : « l’hédonimétrie » selon le néologisme d’Edgeworth se doit d’être cette science de la maximisation de l’utilité. La suite est connue et nous fait rentrer de plein pied dans ce que Ch. Laval développe comme étant « l’axiomatique de l’économie » mais aussi dans les débats qu’elle a suscités (Cf. les fondements de l’harmonie entre les intérêts individuels ou bien encore « la morale d’épiciers » dénoncée par Marx).

Enfin, dans les derniers chapitres, l’auteur revient notamment sur la portée de l’œuvre de Bentham. Loin de la résumer à l’utilitarisme, il en propose une relecture associant la déontologie (c’est à dire la science de ce qui doit être fait ; le terme fut inventé par Bentham) à « une morale toujours liée à l’intérêt » (page 204), à l’exclusion de tout autre fondement éthique. Le néolibéralisme trouve là des racines solides détaillées dans des chapitres aux titres évocateurs : « le calcul comme autodiscipline », « la société de surveillance mutuelle » ou bien encore « les instruments du bonheur » : le néolibéralisme peut alors prétendre dépasser le seul champ des problèmes économiques.

Au total, l’ouvrage est ambitieux dans sa démarche et riche d’une variété d’analyses et de citations d’auteurs de champs disciplinaires connexes aux sciences économiques et sociales.

Jérôme PHILIPPE, SNES FSU